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Obéissant à une loi inéluctable, toutes choses croissaient, se développaient dans le désordre et l’étrangeté. La chaleur, la lumière, l’humidité étaient constantes. Elles l’étaient depuis… personne ne savait depuis combien de temps. « Depuis quand… ? » « Pourquoi… ? » C’étaient là des questions que nul n’avait plus l’idée de poser. Réfléchir n’avait plus de sens. Dans ce monde, un seul problème se posait : croître. C’était le règne du végétal. C’était un monde qui ressemblait à une serre.

 

 

Quelques enfants sortirent pour jouer dans l’ombre verte. Ils coururent le long de la branche, s’interpellant à mi-voix. Ils étaient attentifs à ne pas se laisser surprendre par l’ennemi. Un fouettard à croissance accélérée se haussa vers eux en rampant. Il était visiblement sur le point de répandre ses graines ; il n’y avait rien à craindre de lui et le petit groupe le dépassa à vive allure. Une ortie-mousse qui avait germé pendant le sommeil des enfants frémit à leur approche.

— Il faut la tuer, dit simplement Toy, qui avait 10 ans et était le chef.

Obéissants, ses compagnons empoignèrent les gourdins dont, à l’imitation des adultes, chacun était pourvu, et s’escrimèrent vaillamment contre l’ortie qu’ils frappèrent à coups redoublés. Une sorte de frénésie s’emparait d’eux à mesure qu’ils réduisaient en bouillie les dards venimeux du végétal.

Emportée par sa fougue, Clat (elle avait 5 ans et était la plus jeune) perdit l’équilibre. Elle tomba et ses mains s’enfoncèrent dans la pulpe empoisonnée. Elle roula de côté en poussant un hurlement auquel firent écho les clameurs de ses camarades dont pas un, cependant, n’osa faire un pas vers l’ortie pour la sortir de sa fâcheuse position.

La petite Clat luttait de toutes ses forces pour s’arracher au piège et poussa encore un cri. Ses doigts se crispèrent sur l’écorce rugueuse, puis elle dégringola. Sous les yeux des enfants, elle tomba sur une vaste feuille qui s’étalait largement quelques mètres plus bas. Elle parvint à s’accrocher et demeura prostrée, tremblante, sur la lame verte qui oscillait.

Toy se tourna vers Gren :

— Va chercher Lily-yo !

Gren s’élança. Avec un bourdonnement furieux, un tigre-volant surgit, prêt à fondre sur lui. Sans s’arrêter, il l’écarta d’un revers de main. C’était un enfant-homme de neuf ans (les enfants-hommes étaient rares), déjà très courageux, agile et fier. Rapide, il fonça vers la hutte de la femme-chef.

Dix-huit grosses noix-cabanes, évidées, maintenues au moyen du suc gluant de la plante à acétate, étaient fixées sur la face inférieure de la branche. C’étaient les demeures des dix-huit membres du groupe : la femme-chef, les cinq femmes, leur homme et les onze enfants survivants.

Au cri de Gren, Lily-yo sortit de son abri en se hissant le long d’une liane et le rejoignit.

— Clat est tombée, annonça l’enfant.

Lily-yo frappa le rameau de son bâton et s’élança, Gren sur ses talons. À ce signal, les six adultes (les femmes Flor, Daphé, Hy, Ivin, Jury et l’homme Haris) quittèrent en hâte leur noix-cabane, l’arme haute, prêts à l’attaque ou à la fuite. Tout en courant, Lily-yo émit un sifflement strident. Aussitôt, un virevole émergea du feuillage, sorte de masse duveteuse qui s’épanouissait comme une ombrelle dont les rayons contrôlaient le vol. Le virevole se maintint en tournoyant à la hauteur de l’épaule de la femme-chef.

Enfants et adultes se massèrent autour de Lily-yo qui se penchait au-dessus de la feuille.

— Ne bouge pas, Clat, j’arrive !

En dépit de ses souffrances et de sa terreur, la petite obéit.

Lily-yo, sifflotant doucement, se hissa à califourchon sur le virevole dont la base se recourbait en crochet. Elle était la seule à avoir parfaitement maîtrisé l’art de commander aux virevoles. Ceux-ci, doués d’une sensibilité embryonnaire, étaient les spores du siffle-chardon. Leurs filaments floconneux s’achevaient par d’étranges graines dont la forme était telle qu’elles agissaient comme des oreilles, prêtes à capter, à travers le bruissement de la brise qui les frôlait, le moindre message leur indiquant qu’il existait quelque part des conditions favorables à leur dissémination. Après des années de pratique, les humains parvenaient à utiliser à leurs propres fins ces « tympans » élémentaires.

Le virevole conduisit Lily-yo vers l’enfant en difficulté qui, étendue sur le dos, sentit renaître son espoir en voyant la femme-chef approcher. Mais tandis que Clat suivait des yeux les évolutions, des crocs verts jaillirent le long de la feuille où elle gisait.

— Saute ! hurla Lily-yo.

Les carnassiers végétaux étaient moins agiles que les humains et la petite avait eu le temps de se mettre à genoux. Mais, déjà, les crocs se refermaient sur sa taille.

Sentant la présence d’une proie, un claque-dents s’était glissé sous la vaste feuille. C’était une espèce d’étui allongé et calleux se réduisant à une simple paire de mâchoires hérissées de dents acérées. D’un coin de cette gueule sortit un pédoncule musclé, plus épais que le corps d’un humain, dont l’aspect était celui d’un cou, et qui, se courbant, emporta Clat vers la véritable bouche de la créature lovée au fond des profondeurs invisibles de la forêt, dans l’obscurité humide et pourrissante du sol.

Lily-yo ordonna à sa monture de regagner le rameau où le clan avait élu domicile. On ne pouvait plus rien pour Clat. C’était la Voie. Déjà, les membres de la tribu s’égaillaient, car demeurer groupé, c’était s’exposer aux innombrables ennemis dont grouillait la forêt. D’ailleurs, la mort de Clat n’était pas la première.

Jadis, le clan avait compté dix personnes, dont deux hommes. Deux femmes et un homme étaient tombés au Vert. Les survivants avaient donné le jour à vingt-deux bébés, parmi lesquels quatre enfants-hommes. La mortalité chez les jeunes avait toujours été très élevée. Maintenant, avec la disparition de Clat, plus de la moitié était passée au Vert. Il n’y avait plus que deux enfants-hommes, Gren et Veggy…

 

 

Lily-yo fit volte-face et, s’enfonçant dans l’ombre glauque, repartit le long de la branche. Le virevole s’éloigna, docile aux ordres silencieux que lui apportait le vent, attentif au moindre signal de l’air, et reprit son errance en quête d’un endroit où il pourrait germer. Jamais le monde n’avait connu pareille surpopulation. Il n’existait plus d’espace libre. Parfois il arrivait que les virevoles dérivent pendant des siècles avant de pouvoir se poser.

Lily-yo était arrivée à la hauteur de la noix-cabane qui avait été le domicile de Clat. Ce fut tout juste si elle parvint à se faufiler à l’intérieur, tant était étroite la fente d’accès. Ainsi le voulait la règle : les humains veillaient à ce que l’ouverture fût aussi petite que possible ; ils l’élargissaient à mesure qu’eux-mêmes grandissaient. Cela tenait à l’écart les visiteurs indésirables.

Tout était bien en ordre dans l’abri où une couche avait été taillée à même les fibres moelleuses qui la tapissaient. C’est là que la petite reposait quand l’envie de dormir s’emparait d’elle. Sur le lit était posée son âme. Lily-yo la glissa dans sa ceinture et, rebroussant chemin, quitta la cabane. Une fois à l’air libre, elle sortit son couteau et entreprit de taillader le point de l’arbre où la noix, l’écorce arrachée, avait été directement scellée. L’enduit ne résista pas à quelques coups de lame bien appliqués. La noix bascula, parut hésiter, puis disparut dans un bruissement de feuilles. Quelque chose, au milieu de la verdure, se précipita pour gober au passage ce morceau de choix.

Lily-yo regagna la branche. Il lui fallut faire halte pour reprendre son souffle. Respirer lui était plus pénible que par le passé. Elle avait participé à trop de chasses, mis trop d’enfants au monde, connu trop de combats… Avec une lucidité inhabituelle, elle considéra ses seins verts. Ils n’avaient plus la fermeté qui était la leur à l’époque où elle avait connu l’homme Haris. Ils pendaient lourdement et avaient perdu leur grâce. Son instinct l’avertissait : sa jeunesse avait fui. L’heure était venue d’entreprendre la Grande Montée.

Rassemblé autour du Creux, le groupe l’attendait. Le Creux se trouvait à l’intersection de la branche et du tronc. Il y avait là une dépression, une sorte de réservoir où s’amassait l’eau de pluie. En silence, le clan observait une longue file de termites monter à l’assaut de l’arbre. De temps à autre, les insectes émettaient un message amical auquel les humains répondaient en agitant le bras. Pour autant qu’ils eussent des alliés, les termites étaient leurs alliés. Cinq espèces animales survivaient encore dans ce monde dont les végétaux avaient pris possession. Il y avait les guêpes, les abeilles, les fourmis et les termites. Rien que des insectes sociaux, puissants et invincibles. La dernière espèce était l’homme : débile, vulnérable, manquant d’organisation, il n’avait cependant pas encore disparu.

Lily-yo s’avança à la rencontre de ses compagnons, suivant du regard la procession des termites qui s’enfonça dans l’épaisseur du feuillage. Ils pouvaient vivre à tous les niveaux de la forêt immense ; sur les Cimes aussi bien qu’au Sol. Les premiers des insectes étaient aussi les derniers : tant qu’une forme animale serait capable de vivre, il y aurait des termites, il y aurait des guêpes.

Les yeux de Lily-yo s’abaissèrent et elle fit un signe. Quand toutes les prunelles furent tournées vers elle, elle brandit l’âme de Clat au-dessus de sa tête.

— Clat est tombée au Vert, dit-elle. Son âme doit, selon la coutume, gagner les Cimes. Nous allons partir immédiatement, Flor et moi, afin de profiter du passage des termites. Daphé, Hy, Ivin, Jury, vous veillerez sur l’homme Haris et les enfants jusqu’à notre retour.

Les femmes balancèrent solennellement la tête puis, à tour de rôle, chacune vint poser la main sur l’âme de Clat, un morceau de bois grossièrement sculpté à l’image d’une femme. Lorsqu’un enfant naissait, le rite voulait que son parent mâle façonnât une âme totem car, lorsque ceux de la forêt tombaient au Vert, rien ne subsistait d’eux, pas même un os, qui pût être enterré. L’âme, seule, demeurait et c’était à elle que l’on rendait un dernier hommage.

Pendant la cérémonie, Gren, téméraire, s’écarta subrepticement du groupe. Il avait presque l’âge de Toy et était aussi dynamique et aussi fort qu’elle. Il n’était pas seulement capable de courir : il savait grimper. Il savait nager. Et il avait sa volonté propre. Feignant de ne pas entendre l’appel de Veggy, il détala en direction du Creux. Et plongea.

Quand il ouvrit les yeux, il découvrit un univers baigné d’une clarté blafarde. Des choses verdâtres, semblables à des feuilles de trèfle, s’épanouissaient à son approche, prêtes à s’enrouler autour de ses jambes, mais les écartant d’un revers de main, il pénétra plus avant au sein des profondeurs liquides. Soudain, il vit le flaquemou avant que celui-ci ne l’ait aperçu. C’était une plante aquatique semi-parasitaire qui se fixait dans les anfractuosités des arbres à l’intérieur desquels elle lançait des tentacules suceurs, en dents de scie, pour en pomper la sève. Mais la partie supérieure du végétal, coriace, allongée à la manière d’une chaussette, pouvait aussi s’alimenter de façon autonome. La plante se déploya et se rabattit sur le bras de Gren qu’elle enveloppa tandis que toutes ses fibres se contractaient pour renforcer la prise. Mais Gren était prêt : d’un seul coup de couteau, il sectionna la carnassière et se propulsa vers le haut, laissant la partie supérieure de l’ennemi, tranchée net et maintenant inoffensive, battre vainement l’eau derrière lui. Avant qu’il ait atteint la surface, Daphé, chasseresse éprouvée, l’avait rejoint. L’arme au poing, elle arrivait à la rescousse de l’enfant-homme. Mais la colère déformait son visage et des bulles d’air, tel un envol de minuscules poissons d’argent, s’échappaient de sa bouche.

Arrivé à l’air libre, Gren lui sourit et entreprit de gravir la paroi du Creux. La voyant se faufiler près de lui, il hocha nonchalamment la tête.

— Personne ne doit ni courir, ni nager, ni grimper seul, lui rappela-t-elle. C’était une des lois du groupe. N’as-tu donc pas peur, Gren ? Tu as aussi peu de cervelle qu’une teigne !

Les autres femmes étaient toutes aussi mécontentes mais aucune n’osa toucher Gren. Il était un enfant-homme. Il était tabou. Il détenait le pouvoir magique de sculpter les âmes et d’engendrer ; il aurait ce dernier pouvoir, du moins lorsque sa croissance serait entièrement achevée, ce qui n’allait plus tarder.

— Je suis Gren, l’enfant-homme, s’exclama-t-il d’un air fanfaron, quêtant l’approbation de Haris.

Mais Haris regardait ailleurs. Depuis que Gren était devenu si robuste, il s’abstenait d’applaudir ainsi qu’il le faisait auparavant à ses exploits bien que Gren fût devenu plus vaillant encore que par le passé.

Quelque peu déprimé par cette indifférence, Gren se mit à sautiller en agitant son bras gauche autour duquel le tentacule du flaquemou restait toujours enroulé, arborant un air bravache destiné à montrer aux femmes le peu de cas qu’il faisait d’elles.

— Tu n’es encore qu’un bébé, siffla Toy qui avait dix ans.

Et Gren, son cadet d’un an, se calma.

— Les enfants sont devenus trop grands pour qu’on puisse les tenir, fit Lily-yo d’un ton maussade. Lorsque nous serons redescendues des Cimes, Flor et moi, le groupe se séparera. Le temps est venu de nous quitter. Veillez sur vous !

Soumis, ils la regardèrent s’éloigner. Tous savaient que le groupe devait éclater mais ils n’aimaient pas songer à cette fatalité. La scission signifiait la fin du bonheur et de la sécurité, c’est en tout cas ce que chacun pensait. C’était un terme peut-être définitif. Les enfants entreraient dans une ère nouvelle, solitaire, hérissée de difficultés où il leur faudrait voler de leurs propres ailes ; pour les adultes, ce serait la vieillesse, l’adversité et la mort, la Grande Montée vers l’inconnu.

Lily-yo et Flor grimpaient sans peine. Les écailles de l’écorce étaient pour elles comme des gradins presque symétriques. De temps à autre, elles rencontraient quelque plante ennemie, lancéole ou bouchetrone, mais ce n’était là que menu fretin et il était aisé de s’en débarrasser en les précipitant dans les vastes profondeurs de la forêt. Leurs ennemis étaient aussi ceux des termites et la colonne d’insectes dont les deux femmes suivaient la trace avait déjà nettoyé le terrain.

L’escalade était longue. À un moment donné, elles firent une pause sur une branche nue, capturèrent des vrombilles dont elles dévorèrent la chair blanche et huileuse. À une ou deux reprises, elles avaient aperçu sur des rameaux voisins, des humains qui leur faisaient parfois timidement signe. Lorsque l’on approchait des Cimes, de nouveaux dangers menaçaient. Aussi les humains demeuraient-ils à mi-chemin du sommet et du sol, là où ils bénéficiaient du maximum de sécurité.

Lily-yo sauta sur ses pieds.

— En route, nous ne sommes plus très loin à présent.

Mais un choc soudain leur imposa silence. Se blottissant contre le tronc, elles levèrent la tête. Au-dessus d’elles, la mort frappait dans un grand vacarme de feuilles froissées : c’était un grippe-saut qui attaquait frénétiquement les termites. Ses racines, ses tiges étaient à la fois des langues et des fouets dont, enroulé autour du tronc, il cinglait la colonne d’insectes. Contre cette plante flexible et hideuse, ceux-ci n’avaient pas de moyen de défense. Ils se dispersèrent mais, tenaces, ils poursuivaient leur progression, chacun misant peut-être pour survivre sur l’aveugle loi des moyennes. Le sinistre végétal était moins dangereux pour les humains, tout au moins quand la rencontre avait lieu sur une branche. En revanche, il n’avait guère de mal à les déloger d’un tronc et à les précipiter dans les verts abîmes de la forêt.

— Changeons de tronc, dit Lily-yo.

Les deux femmes s’élancèrent avec adresse le long du rameau ; il leur fallut sauter par-dessus une excroissance parasitaire aux couleurs vives autour de laquelle bourdonnaient un essaim de guêpes arboricoles, annonciatrices de l’univers chatoyant qui les attendait au sommet.

Un nouvel obstacle, autrement grave, les attendait sous la forme d’une simple fissure à l’aspect innocent. Quand Flor et Lily-yo s’en approchèrent, un tigre-volant surgit en vrombissant. Aussi grand qu’elles, c’était un être effrayant, admirablement armé, intelligent, l’incarnation même de la cruauté. Il fonça, emporté par sa propre férocité. Ses yeux étaient énormes, ses mandibules palpitaient, ses ailes frémissaient. Des soies hirsutes se hérissaient tout autour de sa tête puissamment protégée. Au delà de l’étranglement du thorax, son corps, strié de noir et de jaune, s’effilait pour former la gaine qui abritait le mortel aiguillon. Il plongea entre les deux humaines dans l’intention de les assommer de ses élytres. Flor et Lily-yo se plaquèrent juste à temps à même l’écorce. Le tigre-volant heurta la branche et revint rageusement à la charge, agitant son dard couleur d’or terni.

— Il est pour moi, jeta Flor.

Un tigre-volant avait autrefois tué l’un de ses bébés.

Le monstre approchait en rase-mottes. Flor feinta pour l’éviter et, empoignant au passage ses soies à pleine main, s’efforça de le déséquilibrer. D’un geste vif, elle saisit son couteau et le plongea de toutes ses forces au milieu du mince thorax chitineux. L’insecte, sectionné, s’abattit et les deux femmes prirent la fuite.

La branche maîtresse sur laquelle elles évoluaient, au lieu de se rétrécir, se soudait plus ou moins à un autre tronc. L’arbre, d’un âge immémorial (aucun organisme de ce monde restreint n’était doué d’autant de longévité) possédait des milliards de troncs. Jadis, il y avait de cela deux mille millions d’années, existait une multitude d’essences. La nature du sol, celle du climat et bien d’autres facteurs encore favorisaient cette diversité. Puis la température s’était élevée ; les espèces avaient proliféré, étaient entrées en concurrence. Le figuier banian, qui s’accommodait fort bien de la chaleur, tirant profit de son système complexe de racines adventives, finit par évincer ses rivaux. Répondant à la pression du milieu, il évolua. S’adapta. Chaque plant s’étendit, grandit, gagna du terrain, protégeant ses souches à mesure que croissaient ses concurrents, développant tronc sur tronc, lançant au loin branche sur branche. Jusqu’à ce que chacun apprenne à cohabiter avec le banian voisin. Alors se constitua un impénétrable fourré où aucun autre arbre ne pouvait survivre. Le banian avait dès lors conquis l’immortalité et sa complexité était sans égale. Il n’y en avait plus qu’un seul sur toute l’étendue du continent où les humains avaient trouvé asile. D’abord roi de la forêt, il était devenu forêt lui-même. Il avait envahi les déserts, les montagnes, les marais. L’inextricable lacis de ses tentacules couvrait la totalité de la terre ferme. Seuls les fleuves les plus larges et la mer avaient interrompu sa poussée. Toutefois, l’arbre-forêt s’interrompait à la ligne terminatrice, là où commençait la nuit, là où s’arrêtait toute chose.

Les deux femmes avançaient plus lentement à présent, attentives à ne plus se laisser surprendre comme la première fois. Des taches de couleur surgissaient partout, émaillant les branches, se collant aux filaments végétaux, ou errant librement à l’aventure ; les lianes et les champignons s’épanouissaient avec exubérance tandis que les virevoles rôdaient, lugubres, dans l’enchevêtrement du fouillis végétal.

À mesure que Flor et Lily-yo gagnaient en altitude, l’air se faisait plus pur et la polychromie violente – azur et écarlate, jaune et mauve, ce piège radieux de la nature –, plus agressive. Un floque-lèvre laissait ruisseler ses filets empourprés et gluants qui s’enroulaient autour du tronc et sur lesquels fondaient les lancéoles effilées. Elles se mouraient. À cette vue, les femmes contournèrent le fût. Des claque-fouet les accueillirent qu’elles réduisirent en charpie.

Elles poursuivirent la montée.

Des plantes aux formes fantastiques, certaines semblables à des oiseaux, d’autres à des papillons, pullulaient, faisaient siffler leurs cinglants tentacules et sortaient leurs griffes.

— Regarde, murmura soudain Flor en levant la main.

Une fente quasi invisible, qui s’écartait insensiblement, s’ouvrait au milieu de la branche. Maniant son gourdin à bout de bras, elle sonda la cavité. Alors, toute une partie de l’écorce bascula, révélant la gueule blême, la gueule mortelle d’une huîtreuse admirablement camouflée dans la profondeur du bois. Flor plongea d’un mouvement vif son bâton dans le piège vivant et les mâchoires du pseudo-mollusque se refermèrent. Alors, aidée par Lily-yo, elle tira de toutes ses forces, arrachant l’huîtreuse surprise à sa base. Sous le choc, la plante monstrueuse desserra son étreinte, lâcha le bâton et fut projetée à travers les airs. Un rayonnaire qui passait par là la goba au vol.

Flor et Lily-yo continuèrent leur escalade.

Les Cimes étaient un univers étrange. Un monde à part où la somptuosité du royaume végétal était plus majestueuse et plus exotique que partout ailleurs.

Si le banian était maître de la forêt, s’il était la forêt même, c’étaient les travertoises qui régnaient sur les Cimes dont elles constituaient le décor caractéristique. Les longs filaments qui se balançaient à perte de vue étaient leurs appendices. Les nids épars étaient leurs nids. Quand elles les quittaient, d’autres créatures s’y installaient, d’autres plantes y croissaient, déployant leurs couleurs chatoyantes vers le ciel. Des débris et des fientes les avaient durcis et comblés : là poussaient les crémataires, but de l’expédition funèbre des deux humaines.

Après un ultime effort, Lily-yo et sa compagne prirent pied sur l’une de ces plates-formes et s’installèrent sous une large feuille pour se reposer de leurs fatigues à l’abri des dangers du ciel. Même à l’ombre, même pour les deux femmes aguerries, la chaleur était formidable. Au-dessus de leurs têtes, un soleil immobile et figé occupait la moitié du firmament. Il flamboyait sans trêve, toujours à la même place. Et il continuerait à darder ses rayons jusqu’au jour – un jour qui ne se situait plus maintenant dans un avenir inimaginable –, jusqu’au jour où il serait entièrement consumé.

Les crémataires comptaient sur lui pour assurer leur protection et elles régnaient en despotes sur les plantes fixes. Déjà, les racines sensibles avaient décelé la présence des intruses : Lily-yo et Flor virent un rond de lumière danser sur la feuille surplombante. Il allait et venait sur toute sa surface. Enfin, il s’immobilisa, se rétrécit. La feuille se mit à charbonner, puis à flamber. La plante, se servant de ses siliques transparentes comme des loupes, attaquait avec une arme terrible : le feu.

— Vite ! jeta Lily-yo.

Les deux femmes se ruèrent vers un siffle-chardon, et cachées sous ses épines, observèrent la crémataire. C’était une vision extraordinaire. Très haut dressée, elle portait une demi-douzaine de fleurs rouge cerise dont chacune dépassait la taille d’un humain. D’autres fleurs, celles-là fertilisées, s’étaient refermées, formant des loges à facettes. Certaines étaient à un stade ultérieur d’évolution : décolorées, elles contenaient une graine déjà gonflée. Et quand la graine était arrivée à maturité, l’urne (désormais creuse et d’une solidité à toute épreuve) devenait aussi transparente que du verre. C’était alors une véritable arme thermique dont la plante pouvait disposer même après s’être vidée de ses graines.

Tous les végétaux, toutes les créatures fuyaient le feu. Sauf les humains, eux seuls étant capables d’affronter la crémataire et de l’utiliser.

Prudemment, Lily-yo s’avança et cueillit une des larges feuilles qui poussaient sur la plate-forme. Une louchetrone cachée sous celle-ci lui décocha une épine qu’elle évita. Empoignant la feuille qui était infiniment plus grande qu’elle-même elle se rua vers la crémataire, se jeta à corps perdu au milieu de ses ramures. En un instant, elle avait atteint le sommet avant que la plante ait eu le temps de braquer sur elle les lentilles meurtrières de ses urnes.

— À toi, maintenant !

Flor, qui n’attendait que ce signal, s’élança à son tour.

Lily-yo, brandissant la feuille à bout de bras, l’interposa entre le soleil et la crémataire. Comme si cette dernière comprenait qu’elle était ainsi réduite à l’impuissance, elle s’affaissa lamentablement dans le cône d’ombre, fleurs et urnes pendantes.

D’un coup de couteau, Flor sectionna une des grandes logettes translucides. Puis les deux amies, rebroussant chemin, se hâtèrent vers le couvert du siffle-chardon tandis que la crémataire, revenant à la vie, balançait furieusement ses urnes dans le soleil revenu. Flor et Lily-yo atteignirent leur refuge de justesse. Une plante-rapace fondit sur elles du haut des cieux et s’empala sur une épine. Aussitôt ce fut un grouillement de nécrophages qui se disputaient ses restes. Profitant de la confusion, les femmes attaquèrent l’urne dont elles s’étaient emparées. Pesant de toute leur force à l’aide de leurs couteaux, elles l’entrouvrirent afin d’y glisser l’âme de Clat. D’un seul coup, l’urne se referma hermétiquement. De l’autre côté de la facette transparente, le fétiche fixait sur les humaines son regard sans expression.

— Puisses-tu accomplir ta Montée et t’élever jusqu’au ciel, récita Lily-yo.

Veiller à ce que l’âme ait une chance d’y arriver : tel était son rôle et sa responsabilité. Aidée par Flor, elle transporta le récipient jusqu’à l’un des filaments flottants tissés par une travertoise. Le sommet de l’urne était extrêmement gluant à l’emplacement où s’était autrefois trouvé la graine. Il leur fut aisé de la fixer contre le câble. La prochaine fois qu’une travertoise se hisserait le long de cette espèce de filin, on pouvait raisonnablement espérer que l’urne se collerait comme une teigne à l’une de ses pattes. Ainsi, elle parviendrait au ciel.

Comme elles achevaient leur tâche, une ombre enveloppa les humaines. Une créature immense, longue de plus d’un kilomètre et demi, planait au-dessus d’elles : c’était une travertoise, l’équivalent végétal d’une araignée, qui descendait vers les Cimes. Flor et Lily-yo battirent hâtivement en retraite et se tapirent au plus profond de la plate-forme. Le rite était accompli ; l’heure était venue de rejoindre le groupe. Mais avant de plonger à nouveau au sein de la sylve, la femme-chef jeta un dernier coup d’œil autour d’elle. La travertoise, sorte d’énorme vessie pourvue de pattes, munie de crocs et presque entièrement recouverte d’une toison fibreuse, descendait avec lenteur. La créature était toute-puissante. Elle glissait le long d’un câble qui se perdait dans les profondeurs du ciel. À perte de vue, d’autres câbles identiques émergeaient de la jungle comme autant de doigts effilés, mollement tendus vers le firmament et où jouaient les reflets du soleil. Et tous convergeaient vers une demi-sphère à la froide lueur d’argent qui brillait au loin et que l’embrasement du soleil ne parvenait pas à voiler.

Elle demeurait là, immobile et figée, toujours dans la même région de la voûte céleste.

À mesure que les millénaires avaient succédé aux millénaires, l’attraction de la lune avait progressivement freiné la révolution de la planète-mère jusqu’à ce que l’alternance des jours et des nuits se soit interrompue. Le jour éternel luisait sur une moitié de la terre et, sur l’autre, régnait une nuit perpétuelle. Parallèlement, le mouvement apparent de l’ancien satellite avait cessé. La lune était devenue une planète indépendante dont la course suivait l’orbite de la terre et la position relative des deux corps, à présent solidaires, demeurait désormais immuable jusqu’à la fin de l’éternité dont approchait le crépuscule, jusqu’à ce que cesse de s’égrener le sable du sablier du temps – ou jusqu’à ce que le soleil s’éteigne.

Et ces fils innombrables, flottant en travers de l’abîme, unissaient l’un à l’autre deux mondes. Astronautes végétaux, monstrueux et insensibles, les travertoises, errant de l’un à l’autre, les filaient à leur guise, tissant un réseau indifférent, piège où s’étaient prises la terre et la lune.

La lune et la terre étaient engluées dans une surprenante toile d’araignée.

 

*

 

Aucun incident notable ne marqua le retour. Lily-yo et Flor avançaient sans hâte. La première, contrairement à son habitude, n’insistait pas pour forcer l’allure : elle appréhendait le moment où il lui faudrait consacrer la rupture du groupe. Elle avait du mal à exprimer ses sentiments.

— Bientôt il nous faudra faire la Grande Montée, comme l’âme de Clat, dit-elle soudain.

— C’est la Voie, répondit Flor.

Et Lily-yo sut que la question en demeurerait là. Elle ne pourrait pas trouver de mots plus significatifs : l’intelligence humaine s’étiolait.

Le groupe accueillit les voyageuses sans enthousiasme. Lily-yo, fatiguée, se contenta de saluer brièvement ses compagnons avant de se retirer dans sa noix-cabane où Jury et Ivin vinrent lui apporter de quoi se restaurer, en se gardant d’introduire, fut-ce le petit doigt, à l’intérieur de l’abri : celui-ci était tabou. Quand elle eut mangé et dormi, elle réunit le clan sur la branche où il avait élu domicile.

— Allons, vite ! s’écria-t-elle en regardant fixement Haris qui ne se pressait pas assez à son gré.

À cet instant, comme elle détournait son attention, une sorte d’immense langue verte jaillit de derrière le tronc, se déroula et, après être restée gracieusement en suspens pendant l’espace d’une seconde, se noua étroitement autour de la poitrine de Lily-yo, lui emprisonnant le bras contre le corps, et la souleva tandis que la malheureuse se débattait furieusement.

Haris saisit son couteau, et les yeux plissés, un chant aux lèvres, bondit. Il encloua littéralement la langue sur le tronc. Sans perdre de temps, il se rua sur l’ennemi réduit à l’impuissance, suivi de Daphé et de Jury, tandis que Flor entraînait les enfants pour les mettre en sécurité. Alors, desserrant son étreinte, la langue libéra Lily-yo.

Un vacarme infernal retentissait maintenant de l’autre côté du tronc ; on aurait dit que la forêt tout entière vibrait. Lily-yo sifflota pour appeler deux virevoles tout en se débarrassant des anneaux verts qui l’encerclaient encore et les plantes aériennes, répondant à ses ordres, la déposèrent sur la branche. L’arme au poing, les quatre humains s’approchèrent de la langue qui se tordait follement dans des sursauts de douleur pour lui régler définitivement son compte. L’arbre tremblait sous les coups furieux que lui assénait la créature captive. Haris et ses compagnes firent prudemment le tour du fût. Ils virent alors l’ennemi : une rogue qui fixait sur eux le regard hideux de son unique prunelle radiée. L’énorme gueule végétale écumait. Ce n’était pas la première fois que les humains se trouvaient en présence d’une rogue ; néanmoins, ils frissonnèrent. Le monstre, dont la circonférence atteignait actuellement plusieurs fois celle du tronc, avait la capacité de s’étirer pour arriver presque à l’altitude de la Cime si besoin en était. Comme une sorte d’ignoble diable à ressort, l’être dépourvu de membres et de cerveau, émergeant de Sol en quête de nourriture, se frayait lentement sa voie à travers les couches de feuillage en prenant appui sur des sortes de larges pattes qui lui servaient de racines.

— Il faut la clouer à l’arbre, s’écria Lily-yo.

Un peu partout, le long de la branche, étaient dissimulés des pieux acérés en prévision d’alertes de ce genre. Les humains les sortirent de leurs cachettes et crucifièrent la langue qui ondulait et claquait comme un fouet. En peu de temps, un important segment du ruban meurtrier fut définitivement fixé à l’écorce. La rogue avait beau se convulser : jamais plus elle ne recouvrerait la liberté.

— Bien, fit Lily-yo. Laissons-la. Il faut monter maintenant.

Un humain ne pouvait tuer les rogues. Mais le combat avait attiré toute une troupe de nécrophages : lancéoles, stupides requins des niveaux intermédiaires, rayonnaires, claque-dents, gargouilles auxquels se joignait toute une vermine végétale de moindre taille qui déchireraient la rogue jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Si ces carnassiers tombaient par la même occasion sur un humain… enfin, c’était la Voie !

Lily-yo était furieuse. C’était elle qui avait été à l’origine de l’incident : elle avait relâché sa vigilance. Si elle était demeurée sur ses gardes, la rogue ne se serait pas emparée d’elle. Elle avait laissé ses pensées divaguer, obsédée qu’elle était par le souci qui la rongeait de ne pas être à la hauteur de ses responsabilités de chef. En effet, elle avait ordonné d’entreprendre deux voyages pleins de dangers vers les Cimes, alors qu’un seul aurait suffi si tout le clan était venu avec elle pour rendre les derniers devoirs à l’âme de Clat. Que s’était-il passé dans son esprit ? Elle aurait dû le prévoir.

Elle frappa dans ses mains et réunit son monde à l’abri d’une large feuille. Seize paires d’yeux confiants se braquèrent sur elle. Et cette confiance ne fit que redoubler sa fureur.

— Nous autres, adultes, nous vieillissons, déclara-t-elle. Et en vieillissant, nous devenons stupides. Moi-même, je deviens stupide. Je me suis fait capturer par une rogue. Je ne suis plus capable d’être votre guide. Le temps est venu pour les adultes d’entreprendre la Grande Montée et de retourner vers les dieux qui nous ont faits. Que désormais les enfants ne comptent plus que sur eux seuls. Ce sont eux qui seront le groupe. Toy prendra le commandement. Lorsque le jeune clan sera devenu solide, Gren, et bientôt Veggy, auront atteint l’âge de porter des enfants. Veillez sur les enfants-hommes. S’ils tombent au Vert, ce sera la mort du groupe. Mieux vaut mourir que de laisser périr le groupe.

Jamais Lily-yo n’avait fait, jamais les autres n’avaient ouï si long discours. Certains n’avaient rien compris à ces paroles. À quoi cela rimait-il de parler ainsi de tomber au Vert ? On tombait ou on ne tombait pas : il était inutile d’en parler. Quoi qu’il arrivât, c’était la Voie et les mots ne pouvaient rien contre la Voie.

— Quand on sera entre nous, on s’amusera bien, dit effrontément une petite fille du nom de May.

Flor la gifla.

— Il faudra commencer par monter aux Cimes, la morigéna-t-elle. Et ce n’est pas une partie de plaisir.

— Oui, dit Lily-yo. En route !

Elle donna ses instructions pour l’ascension, désignant ceux qui seraient en tête et ceux qui fermeraient la marche. À l’entour, la forêt palpitait, tandis qu’un grouillement de créatures vertes dépeçaient hâtivement les restes de la rogue.

— L’ascension est dure, les avertit Lily-yo qui ne cessait de guetter les environs. Dépêchons-nous.

— Pourquoi grimper ? demanda Gren sur un ton agressif. Il n’y a qu’à siffler des virevoles. Ce sera plus facile.

Il était trop compliqué de lui expliquer qu’un humain est beaucoup plus vulnérable quand il vole que lorsqu’il bénéficie de l’abri d’un tronc à l’écorce rugueuse, plein de fissures où il peut s’insinuer en cas de danger.

— C’est moi qui commande. Toi, tu grimpes.

Elle ne pouvait pas le frapper : c’était un enfant-homme et il était tabou.

Chacun s’en fut dans sa noix-cabane chercher son âme et son arme, glissa la première dans sa ceinture et garda la seconde (épine la plus acérée et la plus solide possible) dans la main. Sans cérémonial, sans faire d’adieu solennel à la branche qui avait été leur patrie, ils se mirent en route derrière Lily-yo, tournant le dos à la rogue à moitié dévorée, tournant le dos au passé.

 

 

L’ascension, ralentie par les jeunes, fut longue.

Si les humains étaient capables d’affronter les hasards habituels de la route, il était un ennemi insidieux devant lequel ils étaient impuissants : la fatigue qui coulait du plomb dans leurs muscles. À mi-chemin, ils trouvèrent une branche latérale où poussait un filandrynthe et décidèrent de faire une pause.

Le filandrynthe était un superbe champignon amorphe. Bien qu’il ressemblât à une ortie-mousse démesurée, il était inoffensif. À l’approche des humains, ses pistils empoisonnés se rétractèrent comme sous l’effet du dégoût. Rampant tranquillement le long des branches immortelles de l’arbre, les filandrynthes ne recherchaient que des proies végétales. Aussi le groupe s’installa-t-il pour dormir au milieu de la formation diffuse. Protégés par ses pédoncules verts et jaunes, ils ne craignaient pratiquement rien.

Flor et Lily-yo, qui se ressentaient encore de leur précédente expédition, dormirent d’un sommeil particulièrement lourd. L’homme Haris fut le premier à s’éveiller : il sentait qu’il se passait quelque chose d’anormal. Il se leva et réveilla Jury en la caressant de son bâton. Il était nerveux. D’ailleurs, son devoir était de fuir le danger. Jury se dressa sur son séant, poussa un cri strident et bondit aussitôt pour protéger les enfants.

Quatre choses ailées avaient envahi le filandrynthe et s’étaient emparées de Veggy, l’enfant-homme, et de Bain, une des fillettes les plus jeunes, qu’elles avaient bâillonnés et ligotés dans leur sommeil.

Au cri de Jury, les intrus observèrent les environs avec inquiétude.

C’étaient des hommes-volants.

Par certains côtés, ils ressemblaient aux humains : ils avaient une tête, deux bras longs et musclés, des jambes massives, des doigts puissants. Mais au lieu d’une peau verte et lisse, c’était une substance cornée et luisante, ponctuée d’ocelles noires et roses, qui recouvrait leur corps. En outre, une membrane squameuse, semblable aux ailes de la plantoiselle, reliait leurs chevilles à leurs poignets. Leur visage était fin et intelligent ; ils avaient des yeux étincelants.

Voyant les humains se réveiller, les volants se saisirent des deux enfants qu’ils avaient capturés et se ruèrent avec leur proie à travers le fouillis du filandrynthe, vers l’extrémité de la branche pour sauter.

Les hommes-volants étaient des ennemis pleins de ruse. On les apercevait rarement mais le groupe les craignait fort. Faisant leurs coups de main de façon furtive, ils ne tuaient pas à moins d’y être forcés. Mais ils enlevaient les enfants et il était malaisé de les rattraper. Leur vol était maladroit mais quand ils s’élançaient dans les airs, ils planaient et se perdaient dans la forêt, échappant ainsi à la vengeance des humains. Jury, à qui Ivin emboîta le pas, fonça à corps perdu ; sa main se referma autour d’une cheville. Elle saisit le tendon de l’aile à l’endroit où il se rattachait au pied. L’un des volants qui s’était emparé de Veggy vacilla et se retourna pour se libérer. Son compagnon qui supportait alors tout le poids de l’enfant sortit son couteau.

Ivin attaqua avec sauvagerie. C’était elle qui avait élevé Veggy : pas question qu’on le lui prenne ! La lame de l’ennemi lui déchira le ventre. Sans un cri, elle tomba. Le feuillage s’anima : les claque-dents se précipitaient à la curée.

Estimant en avoir assez fait, l’homme-volant laissa choir Veggy et, sans se soucier de son congénère qui se colletait avec Jury, déploya ses ailes et s’éleva lourdement à la suite des deux hommes-volants qui avaient entraîné Bain dans les profondeurs de la forêt.

Tout le monde était réveillé à présent. En silence, Lily-yo détachait les liens de Veggy qui ne pleurait pas car il était un enfant-homme. Haris s’approcha de l’adversaire de Jury, s’agenouilla et, en un éclair, le couteau surgit dans son poing.

— Ne me tue pas, s’écria l’homme-volant, je m’en vais !

Sa voix était rauque et les mots étaient difficilement intelligibles.

L’étrangeté de son adversaire stimula la fureur sanguinaire de Haris. Un rictus lui retroussa les lèvres, laissant apparaître ses dents. À quatre reprises, il plongea sa lame entre les côtes du volant dont le sang éclaboussa son poing crispé.

Jury se releva et vint s’appuyer contre le bras d’Ivin. Elle haletait.

— Je vieillis, murmura-t-elle. Autrefois, tuer un volant ne m’était pas difficile.

Elle enveloppa Haris d’un regard empreint de gratitude. L’homme n’avait pas qu’une seule façon de rendre service.

Elle repoussa du pied le cadavre flasque du voleur d’enfants. Il roula sur lui-même en travers de la branche, puis tomba, ses ailes parcheminées repliées, inutiles, autour de son corps.

 

*

 

Ils étaient allongés parmi les feuilles aiguës de deux siffle-chardons, aveuglés par le soleil. Mais ils se tenaient sur leurs gardes, prêts à faire face à tout danger. L’ascension était terminée. Pour la première fois de leur vie, les neuf enfants voyaient les Cimes – et le spectacle les frappait de mutisme.

Lily-yo et Flor, aidées de Daphé, attaquaient une crémataire. Lorsque la plante, privée de lumière, s’affaissa, Daphé détacha les six siliques transparentes, qui allaient être leurs cercueils. Hy l’aida à les mettre en sécurité. Alors Lily-yo et Flor lâchèrent la feuille qu’elles maintenaient comme un écran au-dessus de la crémataire et se ruèrent vers l’abri des siffle-chardons. Un essaim de cartonailes multicolores errait et l’œil habitué à la pénombre éternelle de la forêt était ébloui par le miroitement liquide de leurs couleurs vives : bleu-ciel, jaune, bronze, vert. L’une d’elles se posa légèrement sur une aigrette de feuillage émeraude : c’était un floque-lèvre. Presque instantanément, les humains aux aguets virent la cartonaile virer au gris, se dissoudre et s’éparpiller en cendres à mesure que le floque-lèvre se gorgeait du suc vital de sa proie.

Se redressant prudemment, Lily-yo guida le groupe vers le premier câble de travertoise. Chacun des adultes portait son urne sous le bras.

Les travertoises, les plus grosses des créatures vivantes, végétales ou animales, ne pénétraient jamais dans la forêt. Elles se contentaient de filer les amarres qu’elles fixaient aux branches supérieures de la sylve.

Quand elle eut trouvé un filin à sa convenance et après s’être assurée que nulle travertoise n’était en vue, Lily-yo se retourna et fit signe à ses compagnons de poser les urnes. Puis elle s’entretint avec Toy, Gren et les autres enfants.

— Vous allez nous aider à pénétrer avec nos âmes à l’intérieur des urnes. Vous vérifierez qu’elles sont bien fermées puis vous les accrocherez au câble. Ensuite, adieu. Ce sera la Grande Montée. Dorénavant, c’est vous qui formerez le groupe.

Toy eut une hésitation. C’était une adolescente gracile aux seins arrondis en forme de poire.

— Ne pars pas, Lily-yo. Nous avons encore besoin de toi.

— C’est la Voie, répondit Lily-yo d’un ton ferme.

Elle écarta une facette de son urne et prit place dans le cercueil improvisé. Les autres adultes suivirent son exemple, aidés par les enfants. Mue par la force de l’habitude, Lily-yo vérifia que l’homme Haris était bien à l’abri.

À présent chacun était enfermé dans son sarcophage où il faisait curieusement frais. Les enfants observaient de temps à autre le ciel avec inquiétude. Ils avaient peur. Ils se sentaient désarmés. Seul Gren, le téméraire, semblait se réjouir de son sentiment tout neuf d’indépendance. Ce fut lui, plus que Toy, qui dirigea la mise en place des urnes.

Lily-yo s’étonnait de l’odeur bizarre qui régnait dans son réceptacle. Un étrange sentiment de détachement l’envahissait à mesure qu’elle la respirait. Le paysage s’assombrissait, paraissait se recroqueviller. Elle se voyait, elle voyait les autres – Flor, Haris, Daphé, Hy, Jury – suspendus au câble surplombant le faîte des arbres ; elle voyait les enfants – le nouveau clan – se précipiter sans un regard en arrière, disparaître dans l’inextricable lacis de la plate-forme.

La travertoise était en sécurité à dix kilomètres au-dessus des Cimes. L’espace indigo où elle se mouvait était imprégné de rayons invisibles et nourriciers. Pourtant, elle dépendait de la terre pour une partie de son alimentation. Après des heures et des heures d’immobilité où elle était restée plongée dans un rêve végétatif, elle oscilla et entreprit de descendre le long d’un câble. Près d’elle, il y avait une autre de ses semblables. De temps à autre, les créatures exhalaient une bulle d’oxygène, étiraient une patte pour se débarrasser de quelque parasite qui les gênaient. Elles jouissaient d’une nonchalance totale. Pour elles, le temps n’existait pas. Le soleil était leur bien, le serait jusqu’au jour où, devenu nova, il exploserait, et les détruirait dans son embrasement définitif.

La travertoise descendait vite. Ses pattes, animées d’un mouvement si rapide que l’œil n’aurait pu le suivre, frôlaient à peine le filin. Elle plongeait droit vers la cathédrale végétale de la forêt. À ce niveau, l’air pullulait d’ennemis, infiniment plus petits, plus cruels et plus intelligents qu’elle. Elle était la proie désignée d’une des dernières races d’insectes, les tigres-volants, les seules créatures capables de la tuer à leur manière, insidieuse, invincible.

Attaquant les travertoises en masse, ils paralysaient leurs centres nerveux très élémentaires, et les abandonnaient : incapables de retrouver leur équilibre, les travertoises étaient vouées à la destruction. Alors les tigres-volants, descendants gigantesques des guêpes anciennes, se frayaient leur chemin dans le corps de leur proie, y creusaient des galeries au fond desquelles ils déposaient leurs œufs. Et, une fois ceux-ci éclos, les jeunes larves pouvaient librement se repaître de chair vive.

C’était la terreur de ces rapaces qui avait poussé les travertoises, des millénaires auparavant, à fuir de plus en plus loin dans les profondeurs de l’espace. Et c’est dans ces régions apparemment inhospitalières que leur race avait atteint sa monstrueuse apogée.

Les radiations dures leur étaient devenues une indispensable manne. Astronautes naturels – les premiers – elles avaient modifié la face du firmament. Longtemps après que l’homme eut battu en retraite et se fut retiré parmi les arbres d’où il avait surgi, les travertoises conquirent pour leur propre compte les pistes célestes dont il s’était détourné : longtemps après que l’intelligence eut capitulé, elles avaient indissolublement soudé le monde vert au monde blanc avec, pour instrument, l’antique symbole de la négligence : la toile d’araignée.

 

 

La travertoise toucha le feuillage supérieur de la forêt. Ses soies se hérissèrent sur son dos où un semis de taches noires et vertes lui procuraient un excellent camouflage naturel. Au cours de sa descente, elle s’était emparée de diverses créatures prises au câble gluant et, paisiblement, elle se mit à en gober la pulpe. Puis les bruits de succion cessèrent et elle s’assoupit.

Un vrombissement la tira de son sommeil végétatif. Devant ses yeux grossiers passaient et repassaient des formes rayées de noir et de jaune : deux tigres-volants l’avaient repérée.

La travertoise réagit avec une remarquable agilité. Son corps énorme, bien qu’il se fût contracté sous l’influence de la pression atmosphérique, avait plus d’un kilomètre de long : pourtant, elle se mouvait dans l’air avec la légèreté d’un grain de pollen, tandis que jaillissait le câble qui la ramènerait vers la sécurité du vide.

Dans sa retraite, ses pattes accrochèrent des spores, des teignes, diverses créatures minuscules, prises au piège du réseau. Elles s’emparèrent aussi de six siliques de crémataire dont chacune abritait un être humain inconscient. La travertoise ne remarqua même pas qu’elles s’étaient fixées à son torse.

Très haut, à plusieurs kilomètres au-dessus de la surface de la planète, elle s’immobilisa. Se remettant de sa frayeur, elle exhala une bulle d’oxygène qu’elle fixa doucement au câble. Ses palpes frémissaient. Enfin, elle mit le cap sur l’espace et son volume augmentait à mesure que la pression baissait. Elle allait de plus en plus vite. Repliant ses pattes, elle commença à lâcher un nouveau fil, en faisant fonctionner les filières logées sous son abdomen. Et le gigantesque être végétal, presque entièrement dépourvu de sensibilité, montait, montait toujours, pivotant doucement sur lui-même pour stabiliser sa température, s’offrant avec volupté à la caresse des radiations qui le baignaient de toute part. Il était dans son élément.

 

 

Daphé s’éveilla. Elle ouvrit les yeux et posa sur ce qui l’entourait un regard incompréhensif. Ce qu’elle voyait n’avait aucun sens. Elle savait seulement qu’elle avait accompli la Grande Montée. C’était une vie nouvelle et elle ne s’attendait pas qu’elle fût intelligible.

Le paysage qui s’offrait à sa vue de l’autre côté de la paroi transparente de l’urne était bouché par une sorte de prolifération jaunâtre, comme des poils ou des brins de paille. On distinguait mal ce qu’il y avait au delà. Tout le reste baignait alternativement dans une lumière aveuglante ou dans d’épaisses ténèbres.

Peu à peu, Daphé identifia les objets. Le plus frappant était une sorte d’admirable demi-sphère verte, mouchetée de bleu et de vert. Était-ce un fruit ? Des câbles y étaient fixés, une foule de câbles scintillants de reflets et qu’une lumière extraordinaire oignait d’or et d’argent. Elle identifia deux travertoises à quelque distance. On les eût dit momifiées. Il y avait ici et là des geysers de lumière qui faisaient mal aux yeux. Tout était confus.

C’était ici que résidaient les dieux.

Daphé, étrangement engourdie, n’éprouvait nulle émotion particulière. Elle ne faisait pas un mouvement et n’avait pas envie de bouger. Il régnait à l’intérieur de l’urne une odeur curieuse et l’atmosphère était épaisse. Elle avait l’impression de vivre un mauvais rêve. Elle voulut ouvrir la bouche et eut de la difficulté à desserrer ses mâchoires qui semblaient soudées. Elle cria mais son cri était muet. Tout son corps était douloureux. C’était sa poitrine, surtout, qui lui faisait mal. Elle referma les yeux, mais sa bouche demeura béante.

 

 

Énorme boule velue, la travertoise descendait vers la lune. Ce n’était guère plus qu’une machine. À peine aurait-on pu dire qu’elle pensait. Cependant, quelque chose dans son intellect embryonnaire lui disait que cet agréable voyage était trop bref, qu’il devait y avoir d’autres directions vers où voguer. Après tout, les tigres-volants, ses ennemis mortels, étaient presque aussi nombreux sur la lune que sur la terre. Peut-être existait-il ailleurs un lieu tranquille, une autre demi-sphère tapissée de verdure, baignant dans la chaleur d’un rayonnement délicieux… Peut-être un jour, vaudrait-il la peine de s’élancer vers des pistes inconnues…

Il y avait une multitude de travertoises. Leurs toiles se balançaient partout. La lune était leur base et elles y étaient beaucoup plus à l’aise que sur la terre où l’atmosphère était dense et leurs membres malhabiles. C’étaient elles qui l’avaient découverte les premières si l’on exceptait les quelques créatures chétives qui s’en étaient allées bien avant leur venue. Elles étaient les derniers seigneurs de la création. Royales et titanesques, elles s’abandonnaient paresseusement à la jouissance de leur longue suprématie crépusculaire.

La travertoise ralentit et éjecta un nouveau câble. Nonchalamment, elle se fraya un chemin à travers le fouillis du réseau arachnéen, se rapprochant du sol lunaire et de sa végétation blême.

Les conditions, ici, ne ressemblaient en rien à celles qui régnaient sur la planète lourde. Les banians aux troncs sans nombre n’avaient pas accédé à l’hégémonie : l’air était trop ténu, la gravité trop basse pour qu’ils pussent croître. À leur place poussaient des céleris et des pieds de persil monstrueux. La travertoise se nicha dans un de ces bosquets, émit un épais nuage d’oxygène avec un sifflement de lassitude et se détendit dans un grand froissement de tiges. Ses pattes s’enfoncèrent dans la masse feuillue et une multitude de menus débris qui, là-bas, sur la terre, s’étaient collés aux fibres gluantes qui recouvraient son immense corps ballonné (teignes, germes, pierraille, feuilles) tombèrent en pluie. Parmi ces déchets se trouvaient six urnes de crémataires. Elles roulèrent sur le sol. Puis s’immobilisèrent.

L’homme Haris se réveilla le premier. La terrible douleur qui lui sciait la poitrine lui arracha un gémissement. Il essaya de s’asseoir. Une pression contre son front lui rappela quelle était sa situation. S’arc-boutant sur ses genoux et ses coudes il s’efforça d’ouvrir le couvercle de son sarcophage. D’abord, celui-ci résista puis l’urne éclata et Haris s’étala de tout son long. Les conditions rigoureuses du vide total avaient détruit la force de cohésion de l’enveloppe.